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Biographie de Pierre Loti (1850-1923)

Une vie de roman

En ce 14 janvier 1850, devant le berceau de ce nourrisson qui vient de naître en la demeure du receveur municipal de Rochefort-sur-mer, personne ne se hasarde à émettre un avis sur son destin et encore moins n’imagine qu’il puisse déroger à l’austère mode de vie protestant de la famille. C’est pourtant ce que fera Louis, Marie, Julien Viaud toute sa vie ou plutôt son double littéraire Pierre Loti.

Est-ce d’avoir pris son premier souffle dans un port, siège d’un arsenal, qui va pousser le jeune Viaud à devenir officier de marine ? Sont-ce les lettres aux parfums exotiques de son frère aîné Gustave, chirurgien de Marine, en poste à Tahiti ? Est-ce d’être venu au monde sous le signe du Capricorne qui va le prédisposer à franchir de multiples fois le tropique du même nom ? À quêter les saveurs de la nouveauté dans le voyage sans jamais cependant faillir au sens du devoir d’un officier de la Marine nationale ? La réponse semble volontairement dispersée dans sa vie privée et ses œuvres littéraires, car la grande houle de l’écriture va noyer Viaud pour faire naviguer Loti.

Le succès est rapidement au rendez-vous des romans, subtils dosages de carnets de route(s) et d’exotisme, si caractéristiques du XIXe siècle, s’attachant au pittoresque et aux mœurs. Ses notes et dessins servent aussi ses récits dans les journaux, entretenant sa popularité. Le pseudonyme, « Loti », offert à Julien Viaud par la reine Pōmare IV, (Tahit,1872), protège l’officier et permet son travestissement régulier en costumes locaux les plus divers, autorise ses escapades de grand curieux ... et de grand amoureux.

Une gourmandise esthétique

En voyage, Loti plonge dans la chair des rencontres autochtones avec pour seule distance le filtre de son exigence esthétique, celui de sa mélancolie et parfois celui de ses préjugés d’officier supérieur moulé dans l’orthodoxie de la pensée dominante de son milieu social et professionnel. Paradoxe d’une vision racisée du monde qui installe l’écrivain sur un trône de commentateur imbu de sa supériorité d’homme blanc, démentie à chaque voyage par l’élan sincère, humaniste, de Julien Viaud envers les mal lotis de la condition humaine et par sa critique de la colonisation. L’écrivain voyage comme on fait des détours, il séjourne dirait Barthes, pour mieux se raconter. Il voyage pour admirer une promesse de carte postale convenue tout en s’imposant une narration fidèle de ce qu’il voit et, c’est là, dans l’écart entre ce qu’il cherche, ce qu’il croit voir et ce qu’il conte que s’invite la littérature. Là, qu’il gagne ses galons d’écrivain. La reconnaissance nationale vient à 42 ans, quand il est élu, le 21 mai 1892, à l'Académie française contre Émile Zola, au fauteuil n° 13 précédemment occupé par Octave Feuillet.

Témoignage d’un autre monde

De 1869 à 1910 le Rochefortais navigue dans une géographie dessinée, marquée, datée, par les puissances coloniales alors en pleine expansion. Le Viet Nam s’appelle encore le Tonkin, l’Annam et la Cochinchine. Le Siam n’est pas encore le Laos et la Thaïlande. L’empire Ottoman domine le Moyen-Orient et Constantinople n’a de Stamboul que son cœur de ville.

Formose ignore son futur japonais et sa renaissance en Taïwan, tout comme la Corée n’imagine pas sa partition de part et d’autre d’un 38ème Parallèle devenu symbole de l’incommunicabilité entre dictature et démocratie. Port-Arthur est encore loin de se nommer Lüshunkou. Le Sultanat d’Oman règne de Zanzibar (Tanzanie) au Balouchistan (aujourd’hui partagé entre Iran, Afghanistan et Pakistan). La Colonie des Rivières du sud n’est pas encore la Guinée française. Cette dernière va bientôt rejoindre le Soudan français (Mali), la Haute-Volta (Burkina-Faso), le Dahomay (Bénin), le Sénégal, la Mauritanie et le Togo dans l’Afrique-Occidentale française. Tandis que l’Afrique-Équatoriale française va fédérer le Moyen Congo (une parte du Gabon actuel et la République du Congo), le Gabon, le Tchad et l’Oubangui-Chari (République Centrafricaine).

L’officier Julien Viaud a donc en repères une géopolitique bien différente de celle d’aujourd’hui. Il accoste dans plus d’une trentaine de pays avec des navires de la Marine nationale. Cela donne une idée, somme toute logique, de l’importance politique et militaire de la Marine dans un empire colonial. D’ailleurs, au XVIIIe et XIXe le ministre de la Marine est le plus souvent aussi celui des Colonies.

Écrivain-voyageur

Sous le bel uniforme d’officier de Marine, il y a l’écrivain fasciné par le voyage en terre inconnue. Doté d’une insatiable curiosité, il nourrit son addiction aux mots précis, à leur cadencement en musique littéraire. Son œuvre toute entière nous livre un précieux témoignage sur le voyage, l’imaginaire, mais aussi la réalité des lieux visités à l’époque. Une forme de reportage magnifié où cependant s’ouvrent à tout moment les portes de l’imaginaire, de la mélancolie et de l’orientalisme. Une esthétique méticuleuse, entretenue, qui retient sous la plume les pulsions de l’attirance charnelle.

Ses romans (Aziyadé, Pêcheur d’Islande, Madame Chrysanthème, Mon frère Yves, Ramuntcho...) ont bercé des générations d’étudiants, nourri quantité de débats intellectuels sur l’orientalisme et le romantisme. Ses articles sur la guerre en Annam, sur la guerre des Boxers, sur la guerre de 14-18, ont participé de la critique des horreurs guerrières.

Mise en perspective

Le tournant des décolonisations et des Trente Glorieuses a considérablement diminué l’appétit pour l’œuvre de Pierre Loti. Avec un anachronisme gros d’anathèmes, certains lui reprochent son orientalisme, d’autres son métier de militaire de l’empire colonial, d’autres encore son arrogance d’homme blanc. 

Par-delà les biais et replis du temps, les écrits de Pierre Loti, ses descriptions précises des paysages, des us et coutumes des pays d’escale, des impacts de la colonisation, des ravages de la guerre, constituent aujourd’hui un témoignage d’une ampleur rare qui mérite d’être relu. Un siècle après sa mort, on peut revenir à la beauté des textes, de la langue. S’attacher à la valeur documentaire des récits et aux prémonitions de l’auteur quant à l’évolution du monde. Revenir à l’écrivain-voyageur. Convoquer le réel du XXIe siècle pour mettre en perspective le regard lotien. Revisiter les pleines et déliés des voyages de l’écrivain et les chemins empruntés depuis par les civilisations qu’il a butinées. Faire dialoguer la vie et l’œuvre d’un écrivain-monde avec un monde aux globalisations multiples.